Abd el-Kader, un Maçon des Deux Rives

Dans l’histoire commune de l’Algérie et de la France, Abd el-Kader constitue un grand homme qu’il est permis d’aimer des deux côtés de la Méditerranée sans se renier.

1 – La jeunesse d’un grand homme.abd el kader
Abd el-Kader Nasr-Ed-Din, quatrième fils d’Abd el-Kader Mehi-Ed-Din est né le 6/09/1808 à El Guetna, un lieu-dit situé à une vingtaine de kilomètres de Mascara dans la Province d’Oran en Algérie.
Dès la première enfance, Abd el-Kader devient l’objet particulier des plus chères affections de son père. Jeune enfant, il fait déjà preuve d’une robuste santé en même temps que son caractère accuse une grande timidité naturelle. Ses facultés mentales sont d’une inhabituelle précocité. Un biographe indique qu’il pouvait lire et écrire à l’âge de cinq ans. A 12 ans, il est « Taleb » c’est-à-dire commentateur autorisé du Coran et autres textes sacrés de l’Islam. A 14 ans on lui attribue le titre d’« Hafiz » , réservé à celui qui sait par cœur la totalité du Coran. On lui confie alors une classe dans la Mosquée familiale où il explique les passages les plus difficiles des commentaires concernant les textes sacrés. Son ambition, à cet âge est de devenir un grand Marabout comme son père.
A 17 ans, le jeune homme se distingue par sa force et sa souplesse. C’est un cavalier sans égal faisant l’admiration de tous. Par exemple, lançant sa monture au grand galop puis dégageant ses pieds des étriers et se dressant droit sur la selle, il tire sur la cible avec une grande précision. C’était en outre un dresseur de cheval hors pair. Mais c’est sur le champ de course qu’il exerce le mieux ses talents. Montant un cheval noir de jais soulignant la blancheur de son burnous, il exerce un charme indéniable sur l’ensemble des spectateurs. Le plus souvent il franchit seul en tête la ligne d’arrivée au milieu des applaudissements des assistants et des « you-you « des voix féminines.
Dans le courant de novembre 1825 Abd el-Kader et son père quittent l’Algérie en vue d’aller effectuer un pèlerinage à la Mecque. Ce sont pour eux l’occasion d’accomplir un long périple dans le Moyen-Orient de l’époque : Alexandrie puis le Caire où le jeune Abd el-Kader rencontre pour la première et dernière fois le célèbre guerrier, Méhemet Ali, alors Vice-Roi d’Egypte. Ensuite passant par Suez et Djedda, les deux pélerins arrivent à la Mecque où ils accomplissent leurs dévotions. Ensuite, ils se rendent à Damas où ils rencontrent de nombreux Ulemahs ( Commentateurs autorisés des textes sacrés de l’Islam). Puis, ils se mettent en route pour Bagdad en vue d’effectuer un autre pèlerinage, celui auprès de la tombe d’Abd el-Kader Il Djellal, un saint de l’Islam considéré comme le Saint Patron de l’Algérie et auquel on attribuait des pouvoirs miraculeux. D’ailleurs, les Arabes de l’époque avaient tendance à considérer que les succès rencontrés par Abd el-Kader dans sa vie étaient dûs au patronage de son tout-puissant homonyme . En 1829, de retour au pays, il épouse sa cousine, Kheira.
Au moment où les Français occupent Alger en juillet 1830, le jeune homme est parfaitement prêt, à la fois sur les plans physique, moral et spirituel à prendre la tête de la résistance contre les Français. Quand en 1832, les tribus de l’Ouest algériens décident d’élever le jeune Abd el-Kader à la dignité d’Emir (il a alors 24 ans), elles ont nettement le sentiment qu’elles mettent le destin du pays en de bonnes mains.

2 – Abd el-Kader, le guerrier.
En 1830, les Français débarquent en Algérie. Pour être plus précis, le 14 juin 1830, les troupes françaises débarquent à Sidi Ferruch, une plage située à 25 kms d’Alger. Quelles en étaient les raisons ? C’est ce qu’on va tenter d’expliquer maintenant.
La ville d’Alger et le territoire de l’Algérie actuelle étaient sous la suzeraineté théorique du sultan d’Istamboul depuis trois siècles sous le nom de Régence d’Alger. Dans la réalité, l’intérieur du pays est largement insoumis et livré à l’abandon. Quant à la conquête française, elle résulte d’un enchaînement de circonstances qu’on va décrire maintenant.
En 1798, le gouvernement du Directoire achète du blé à la Régence d’Alger pour les besoins de l’expédition du général Bonaparte en Egypte. L’achat du blé est financé par un emprunt de la France auprès de familles juives d’Alger ; celles-ci accordent cet emprunt moyennant l’obtention d’une garantie de la part du Dey qui gouverne la ville d’Alger.
En 1827, à l’occasion d’un différend entre la France et la Régence d’Alger sur le remboursement du prêt, le Dey Hussein frappe du manche de son chasse-mouche, le Consul de France, Deval, lequel avait refusé de s’engager sur ce remboursement. Six navires de guerre français rapatrient alors le Consul et les ressortissants français ; et Villèle qui est le Président du Ministère français sous Charles X demande réparation mais n’obtient aucun semblant d’excuse. La flotte française, par la suite, tente d’organiser un blocus du port d’Alger, mais sans aucune efficacité. La France essaie alors de négocier mais le Dey, semble t-il encouragé par les Anglais, rejette les propositions françaises.
Le 8 août 1829, Charles X décide, de son propre chef de nommer comme Président du Ministère, un homme très impopulaire auprès des « électeurs » (en fait, les 60.000 bourgeois qui ont le droit de vote). Voulant restaurer au plus vite son image, Charles X, le 3 mai 1830, évoque pour la première fois dans le Discours du Trône, l’idée d’une expédition punitive à Alger en vue de punir l’affront subi par la France dans cette affaire, également, détruire le repaire de corsaires et mettre fin à l’esclavage. Le Comte Louis de Bourmont est nommé « Commandant en Chef de l’Expédition en Afrique » ; et le corps expéditionnaire est placé sous les ordres de l’Amiral Duperré et du Général Berthézène.
En dépit de la désapprobation des Anglais, la flotte appareille de Toulon le 25 mai 1830 avec 453 navires, 83 pièces d’artillerie, 27.000 marins et 37.000 soldats. La flotte française bombarde les défenses d’Alger. Le Dey capitule enfin le 5 juillet après plusieurs jours de difficiles combats des Français contre les troupes turques ( 415 tués et 2160 blessés dans le corps expéditionnaire ). Les 48 millions livrés par le Dey permettent de couvrir les frais de l’expédition.
L’occupation d’Alger est accueillie avec une relative indifférence par l’opinion française. Le roi Charles X est chassé quelques semaines plus tard. Le jeune Alexis de Tocqueville ( un juriste célèbre pour ses écrits sur la démocratie aux Etats-Unis ) figure parmi les rares personnalités françaises de l’époque qui encouragent la colonisation de l’Algérie.
Louis-Philippe qui succède à Charles X, et qui ne veut pas donner l’impression de céder à l’Angleterre qui demande le retrait de la France, maintient quelques troupes à Alger et sur le littoral. Les chefs traditionnels musulmans conservent leurs pouvoirs sur l’intérieur du pays, parfois avec l’approbation des Français. Dans le Constantinois, c’est le Bey Ahmed qui gouverne. En Algérie occidentale Abd el-Kader se fait proclamer à 25 ans, Emir des tribus de Mascara, une région proche d’Oran. Les Français pensent manifester de l’habileté politique en aidant celui-ci à asseoir son emprise sur les autres chefs indigènes. Mais Abd el-Kader n’en tient pas compte et commence à engager la lutte contre les troupes françaises.
Entraîné par son père dans un premier combat contre les Français en avril 1832, au Plateau de Karguenta, il prend goût à la guerre. « Que de crânes, ce jour-là, j’ai taillé du tranchant de mon sabre » dira-t-il plus tard dans un de ses écrits. Le Général Desmichels, responsable de la région d’Oran tente de passer un traité de paix avec lui. Mais le traité est en fait inapplicable car ses versions en français et en arabe ne concordent pas. La guerre reprend. Le 26 juin 1835 survient une lourde défaite des troupes françaises dans les marais de la Macta ( 262 morts ). Le général Thomas Bugeaud, le Commandant de la Province d’Oran s’emploie alors à venger cette défaite ce qu’il réalise lors d’une bataille livrée aux troupes de l’Emir à Sickak.
Il peut dès lors imposer à ce dernier un traité de paix signé à la Tafna le 30 mai 1837. Toutefois, le traité est truffé d’approximations et de non-dits. Les limites du royaume d’Abd el-Kader ne sont pas bien définies. Sa mission accomplie, Bugeaud rembarque pour la France. Sur place, la situation se dégrade. A Constantine, le Bey Ahmed refuse allégeance aux Français, et le Maréchal Valée est conduit à s’emparer de la ville. Pour relier cette nouvelle conquête à Alger, le Duc d’Orléans franchit alors une gorge étroite aux mains des Arabes, «Les Portes de Fer » . Abd el-Kade qui n’attend que cela, dénonce dans cette opération, une violation du Traité de la Tafna et proclame la Guerre Sainte. En novembre 1839, ses cavaliers ravagent la plaine de la Mitidja, derrière Alger, où commencent à s’implanter des colons européens. L’insurrection devient générale. Le conflit avec l’Emir va donc alors reprendre avec à la tête de l’armée française, le général Bugeaud rappelé à cet effet en Algérie.
Puis survient alors un événement capital : la capture de la Smala d’Abd el-Kader par le Duc d’Aumale, le 16 mai 1843. La Smala c’était une véritable cité de tentes comprenant 70.000 personnes. L’Emir, absent ce jour là échappe à la capture et se réfugie au Maroc chez son beau-père, le Sultan Abderrahmane. Mais Bugeaud le poursuit en territoire marocain . Abd el-Kader se réfugie alors dans l’Ouest algérien où il livre divers combats avant de se résigner à faire sa soumission au Général Lamoricière et au Duc d’Aumale le 23 décembre 1847.

3 – Abd el-Kader : l’ami de la France et le Franc-maçon.
Bien qu’il aurait souhaité se retirer au Levant ( conformément à la promesse qui lui avait été faite en ce sens lors de sa reddition ), il passe quatre années en France, entre Toulon, Pau et Amboise. Au fil du temps, ses conditions de vie s’améliorent surtout lorsqu’il séjourne au Château d’Amboise. Il est alors au centre d’une petite communauté admiratrice de son érudition : ecclésiastiques, savants, commerçants, militaires qui viennent discuter avec lui ( par traducteurs interposés ). Grâce à ses conversations quotidiennes avec le Général Daumas qui est chargé de le garder, il comprend progressivement que les Hommes et les conceptions de l’Occident n’ont pas à être rejetées systématiquement ainsi qu’il le pensait auparavant.
A partir de 1850, officielles ou secrètes, les entrevues entre l’Etat français et l’Emir se multiplient. Finalement, le 16 octobre 1852, le Chef de l’Etat, le futur Napoléon III, vient lui annoncer personnellement qu’il est désormais un homme libre. A cette occasion, il lui remet un document où il est notamment dit : «Vous avez été l’ennemi de la France, mais je n’en rends pas moins justice à votre courage, à votre caractère, à votre résignation dans le malheur ; c’est pourquoi je tiens à l’honneur à faire cesser votre captivité, ayant pleine foi dans votre parole ». Abd el-Kader a eu l’occasion plus tard d’exprimer sa reconnaissance, en ces termes : « D’autres ont pu me terrasser ; d’autres ont pu m’enchaîner ; mais Louis-Napoléon est le seul qui m’ait vaincu ».
C’est alors que commence une période de profond collaboration entre Abd el-Kader et la France. Louis-Napoléon et lui se donnent l’accolade au cours d’une soirée à l’Opéra de Paris. Il est reçu par le Clergé de Notre-Dame et de la Madeleine, participe à un exercice militaire au camp de Satory, assiste à un grand diner au Château de Versailles, etc…Il est autorisé, à sa demande, à participer au référendum-plébiscite qui amène la proclamation du Second-Empire, le 2 décembre 1852. En effet, écrivait-il au Maire d’Amboise pour lui demander la permission de voter : « Nous ( il voulait par là désigner lui-même et ses compagnons d’exil ) devons nous considérer aujourd’hui comme Français, en raison de l’amitié et de l’affection qu’on nous témoigne et des bons procédés qu’on a pour nous » . A la suite de cette lettre, il est autorisé à déposer, ainsi que ses compagnons, des bulletins dans une urne spéciale. Or, coïncidence étrange, il y avait vingt ans, jour pour jour, qu’il avait été proclamé Emir par les tribus de l’Ouest algérien.
Il embarque ensuite pour la Turquie pour se consacrer à l’écriture de textes sur l’Islam. Mais un séisme survenu à Brousse, la ville où il réside, l’amène à revenir en France. Il assiste alors à l’Exposition Universelle à Paris en 1855, et achève l’année à Damas dans une résidence mise à sa disposition par les autorités françaises. Lecture, écriture et exercices spirituels constituent alors l’essentiel de sa vie. Le Consul de France à Damas, Lanusse prend sur lui d’acheter des armes à Abd el-Kader, pensant qu’en cas de troubles en Syrie (alors possession de l’Empire ottoman ), ce dernier prendra le parti de la France avec l’aide de la communauté algérienne en Syrie forte d’environ 40.000 personnes. De fait, en juillet 1860, des émeutiers musulmans se mettent à envahir le quartier chrétien de Damas et encerclent plusieurs consulats européens. A la tête d’une quarantaine d’Algériens, Abd el-Kader se précipite chez le Consul de France : « Moi vivant, déclare-t-il, un seul de mes Maghrébins vivant, on ne touchera pas à ta personne. Tu me l’as dit toi-même : là où est le drapeau de la France, là est la France. Eh bien ! emporte avec toi ton drapeau, plante-le sur ma demeure, que la demeure d’Abd el-Kader devienne la France » . Ensuite, Abd el-Kader s’élance en ville avec deux de ses fils et 300 cavaliers. Grâce à cette intervention, des milliers de chrétiens syriens, des centaines d’européens échappent au massacre. Dès que ces événements sont connus en France, la Presse unanime rend hommage à l’Emir. Il en est de même en Grande-Bretagne. On remet alors à celui-ci en signe de reconnaissance, les insignes de Grand-Croix de la Légion d’Honneur, et on commence à songer à lui pour régner sur un éventuel royaume d’Orient, ami de la France. Abd el-Kader répond que désormais seul le royaume des cieux l’intéresse.
Nous allons maintenant aborder une période de la vie de l’Emir qui nous intéresse tout spécialement, nous autres, Maçons, celle au cours de laquelle, il a été initié à la Franc-Maçonnerie Mais avant de procéder à l’exposé de ce sujet, il m’a paru indispensable, au préalable, de tenter dès à présent de pouvoir répondre à la question suivante : Comment se fait-il que des Maçons aient accepté d’initier un personnage tel qu’Abd el-Kader dont l’un des traits caractéristiques est, sans contestation possible, le haut degré de religiosité? A cet effet, et afin de mieux pouvoir se replonger dans le contexte maçonnique de l’époque ( les années 1860 ), je vais essayer de décrire quelle était l’attitude des Frères du G.O.D.F à l’égard de la croyance en Dieu, en ces années là.
Pour résumer la situation, disons qu’à l’époque, la plupart des Maçons professent un déisme à coloration sentimentale c’est-à-dire le sentiment d’appartenir à une même communauté d’esprit, l’idée que la religion c’est celle dans laquelle on a été élevé ), mais en même temps, l’athéisme est peu répandu. L’initiation de Proudhon, en dépit dune profession de foi antidéiste prouve s’il en est besoin, que les Maçons d’alors se prononcent en faveur de candidats dans un esprit de très large tolérance. A l’époque, au G.O.D.F il y a en gros, trois courants par rapport à la croyance en Dieu.
Pour le premier courant, conservateur et bien pensant, la Maçonnerie a pour but d’unir les croyants de toutes les églises sans distinction d’opinion, de race et de milieu social, de les éclairer et de les conduire à être des hommes honnêtes et de bonnes mœurs.
Le second courant, très minoritaire mais dynamique, se réclame d’un déisme de tradition révolutionnaire et maçonnique qui puise ses références dans la pensée de J.J. Rousseau ou de contemporains comme les Frères Barbès ou Pierre Lecoux. Ce courant fixe comme but à la Maçonnerie d’instituer une sorte de religion fraternelle et naturelle écartant tout surnaturalisme.
Quant au troisième courant, il s’oppose aux deux premiers en ce sens qu’il refuse nettement de prendre en compte le fait religieux. Il assigne aux Ateliers la fonction d’une école de formation culturelle et initiatique ; il pense que la Maçonnerie se doit de transformer la Société dans le sens de la devise Liberté, Egalité, Fraternité. Enfin, un groupuscule anarchisant se détache de ce dernier courant et fonde en 1867 une petite revue « L’Action maçonnique » très nettement antidéiste, et qui appelle à un engagement direct dans les luttes politiques et sociales.
Pour conclure à propos de l’opinion, en général, des Francs-Maçons du G.O.D.F de l’époque sur le fait religieux, on retire l’idée que ceux-ci étaient partisans d’un déisme exprimé de façon relativement vague incluant toutes les croyances, sinon même d’une position de large neutralité. En définitive, le fait d’initier quelqu’un comme Abd el-Kader n’est certainement pas apparu comme particulièrement choquant aux yeux de la majorité des Frères de cette période.
Pour revenir à l’initiation proprement dite de l’intéressé, voici comment cela s’est passé. Le 20 septembre 1860, les membres de la Loge Henri IV à Paris du GODF suggèrent à la demande du Frère Silbermann de manifester leur reconnaissance à Abd el-Kader pour ( je cite ) « ses actes éminemment maçonniques ». Reconnaissant en ce dernier les qualités du Maçon,ils lui adressent le 16 novembre 1860 une missive dans laquelle ils lui offrent de s’affilier à leur Atelier A la lettre est joint un gros bijou orné d’un delta. Le message écrit notamment ceci : « La Franc-Maçonnerie… ne pouvait assister sans émotion au grand spectacle que vous donnez au monde. Elle reconnaît, elle revendique comme un de ses enfants…l’homme qui sans ostentation et d’inspiration première met si bien en pratique sa sublime devise : Un pour Tous ». La missive conclue : « … il y a des cœurs qui battent à l’unisson du vôtre, des hommes qui ont votre nom en vénération, des Frères qui vous aiment déjà comme un des leurs et qui seraient fiers si des liens plus étroits leur permettaient de vous compter au nombre des adeptes de notre Institution ».
En janvier 1861, l’Emir répond en faisant part de ( je cite ) «la joie indicible et de son désir de rejoindre la Maçonnerie ». Le 4 avril 1861, le Vénérable Vannez informe la Loge Henri IV de la démarche écrite qu’il vient de faire auprès du Grand Maître, le Prince Murat, au sujet des contacts pris avec Abd el-Kader et de sa future initiation. Le 18 juillet de la même année, on adresse à l’Emir, les quatre premiers articles de la Constitution d’Anderson. La Loge Henri IV est autorisée à proposer à l’intéressé, qui se trouve à Damas, de répondre par écrit à un questionnaire par lequel on lui demande d’indiquer quels sont ses devoirs envers Dieu, ceux de l’Homme envers ses semblables et envers lui-même. On lui demande également un exposé succinct sur l’immortalité de l’âme, l’égalité des races humaines aux yeux de Dieu, la manière de percevoir le mal. Les réponses qui sont faites à ce sujet par l’Emir, bien qu’elles ne se réfèrent aucunement au Coran apparaissent toutes imprégnées de l’ésotérisme cher à l’un des plus célèbres penseurs de l’Islam, Ibn’Arabi. Sans rentrer dans le détail de leur contenu qui compte tenu de la complexité du sujet n’a peut-être pas été pleinement compris de la part des Frères chargés d’examiner ces réponses, on peut tout de même préciser qu’en ce qui concerne la tolérance, Abd el-Kader écrit qu’ «elle consiste à ne pas s’en prendre à l’Homme d’une religion quelconque pour l’obliger à l’abandonner…».
Le 12 décembre 1861, une commission de quatre membres est chargée de préparer le programme de réception de l’Emir. Mais au même moment, une crise interne importante secoue le G.O.D.F. Napoléon y met fin le 11 janvier de l’année suivante en nommant par décret un nouveau Grand Maître Comme il ne sera pas question d’une initiation de l’intéressé sans sa présence effective, la Loge «Les Pyramides» à Alexandrie accepte à la demande de la Loge Henri IV, de procéder à l’initiation d’Abd el-Kader au nom de la Loge parisienne. Enfin, le 18 juin 1864, à 21 heures, la Loge Les Pyramides commence ses travaux. L’Orateur donne lecture des réponses de l’Emir aux questions posées et celui-ci est introduit dans le Temple afin d’y exécuter les voyages prescrits par le Rituel et prêter le serment d’usage. Il est alors reconnu membre actif de Henri IV et des Pyramides. Les trois grades lui sont conférés dans la même soirée.
A Paris, la Loge Henri IV décide de convoquer une Tenue solennelle en l’honneur du nouvel initié. A son arrivée dans la Capitale, il est logé par le Ministère de la Guerre et accompagné par le Consul de France à Damas. Il est reçu en grande pompe dans la Loge Henri IV, le 30 août 1865, ce qui n’est pas du goût d’un certain nombre de Frères Les grades décernés à Alexandrie sont confirmés par un diplôme de consécration.
Le 2 septembre, il quitte la France et retourne à Damas où il retrouve ses disciples et sa chaire d’enseignement. Par la suite, il semblerait que ses contacts avec la Franc-Maçonnerie se soient quel que peu relâchés. Cette attitude est peut-être à mettre en relation avec la prise de position du GODF qui décide en 1877 de supprimer l’obligation dans les Loges. de travailler « à la gloire du Grand Architecte de l’Univers » ; d’ailleurs, dans une lettre adressée à l’Obédience, il fait part de sa désapprobation. Quoi qu’il en soit, et on en a la preuve, il a entretenu des relations avec la Maçonnerie des pays du Levant : il a été membre honoraire de la Loge « La Syrie » à Damas et aurait continué à fréquenter plusieurs Loges tant à Damas qu’à Alep et Beyrouth. En 1867, deux de ses fils sont reçus et initiés, à la Loge. « Palestine-Orient » de Beyrouth.
Célèbre et honoré, Abd el-Kader s’éteint à Damas, le 26 mai 1883. Une foule considérable assiste à ses funérailles. En juillet 1966, lors de son inhumation en Algérie après que sa dépouille ait été restituée à ce pays par la Syrie, une délégation de rapatriés d’Algérie appartenant à la Franc-Maçonnerie assiste à cette cérémonie. Son portrait avec la Légion d’Honneur trône aujourd’hui au G.O.D.F, rue Cadet, à Paris.
Deux mots encore, au sujet de la position du Gouvernement algérien après l’Indépendance, concernant Abd el-Kader. Au début, elle est relativement mitigée, à cause de ambiguïté des sentiments du personnage à l’égard de la France et de son appartenance à la Franc-Maçonnerie: son nom a été attribué à quelques grandes artères algériennes, et c’est à peu près tout ! Il a fallu attendre 1990 pour qu’un colloque national lui soit consacré. En 1991 est créé en Algérie, la Fondation Emir Abd el-Kader avec sa revue littéraire dont le numéro de décembre 1999 a publié un discours du Chef de l’Etat algérien, Bouteflika dans lequel ce dernier célèbre l’anniversaire de la « moubâyaa », le serment d’allégeance en 1832 des tribus ralliées à Abd el-Kader.
En 2003 a été organisée en France, l’année de l’Algérie ; à cette occasion, Abd el-Kader est mis plusieurs fois à l’honneur et on parla de ce dernier comme étant un « héros des Deux Rives ».
En guise de conclusion et parce que ça traduit parfaitement mon opinion personnelle quant à la valeur remarquable du personnage, je ne résiste pas à l’envie de vous citer un court extrait d’un texte qui a été publié à son sujet par la « Revue maçonnique suisse » en février 2003 ( sous la plume de Mr. Boubakar Aribot ) :
« En un temps où l’intolérance, l’aveuglement, la haine, la bêtise dressent des êtres humains les uns contre les autres, en un temps où les visages et les frontières se ferment….j’ai estimé que nous aurions tous à apprendre de ce pont jeté entre l’Orient et l’Occident que représente Abd el-Kader….Son message n’est adressé ni à l’Algérie, ni aux musulmans mais à tous les hommes ».

28/02/2005 A.L

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